La maltraitance

Dans le domaine de la maltraitance, Bernard Lempert a été l’un des pionniers, il a consacré sa vie à intervenir auprès de personnes en grande difficulté.

S’appuyant sur la psychologie de C.G. Jung il n’a cessé lors ses nombreuses conférences, ses interventions et dans ses ouvrages de dénoncer la maltraitance au sein des familles.

C’est en 1998 pour son premier livre « Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien », que Marie-France Hirigoyen a inventé le terme harcèlement moral. Elle reprend dans cet ouvrage deux citations de Bernard Lempert que voici :

Le harcèlement moralLe désamour

« Le désamour est un système de destruction qui, dans certaines familles, s’abat sur un enfant et voudrait le faire mourir; ce n’est pas une simple absence d’amour, mais l’organisation, en lieu et place de l’amour, d’une violence constante que l’enfant non seulement subit, mais de plus intériorise — au point qu’on en arrive à un double engrenage, la victime finissant par prendre le relais de la violence exercée contre elle au moyen de comportements autodestructeurs. (Bernard Lempert, Désamour, publié au Seuil en 1989.) »

Un meurtre psychique

« Quand la tyrannie est domestique et le désespoir individuel, la mort parvient à ses fins : le sentiment de ne pas être. Puisqu’on ne peut pas socialement tuer l’enfant dans son corps et puisqu’il faut bien une couverture légale — afin de garder une bonne image de soi, qui est le fin du fin de l’hypocrisie —, on organise un meurtre psychique : faire en sorte que l’enfant ne soit rien. Nous retrouvons ici une constante : pas de trace, pas de sang, pas de cadavre. Le mort est vivant et tout est normal. (Bernard Lempert, L’enfant et le désamour, publié aux éditions l’Arbre au milieu en 1989.) »

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Le tueur sur un canapé jauneLes extraits ci-dessous sont issus du livre Le tueur sur un canapé jaune de Bernard Lempert, publié aux éditions du Seuil en 2008.

Rêves et anciennes souffrances

« Les rêves ont ceci de particulier qu’ils invitent à revenir sur le déroulement d’une vie en même temps qu’ils semblent indiquer une autre dimension, non historique, qu’on pourrait appeler simplement la profondeur. Les rêves sont tout autant profonds que mémoriels. La mémoire elle-même ne nous revient que par ces voies ressenties comme intérieures.[…]

Parmi les rêves qui plongent leurs racines dans ce cours historique, il y a ceux qui concernent plus précisément la mémoire des traumatismes. Ces rêves s’occupent de la part de l’histoire restée en souffrance. Aux deux sens du terme : ils rappellent et ils reprennent la part de souffrance qui provient en droite ligne d’événements éprouvants, et en même temps ils semblent traiter ce qui avait été laissé en suspens. Toute souffrance est aussi l’attente de sa fin. La reprise des traumatismes voudrait être une mémoire agissante. On voudrait pouvoir enfin liquider les poches de souffrance, et s’extraire des zones attristées d’autrefois.

Il y a des rêves qui travaillent dans cette direction. Patiemment et obstinément. Ils sont à la fois répétitifs et capables de varier à l’infini. Ils représentent le contraire de ce qu’on désigne communément par l’expression tourner la page. Ils expriment cette part de soi qui à juste titre refuse de passer à autre chose et d’aller de l’avant tant que la lumière n’a pas été faite sur un certain nombre d’événements. La psyché tient à traiter l’histoire, avant de penser à aller plus loin.

Il ne s’agit pas pour autant de l’injonction permanente d’une mémoire meurtrie qui empêcherait de vivre le temps présent. C’est tout le contraire : il s’agit d’efforts récurrents de libération, pour que le poids historique soit contraint de desserrer son étau. On s’occupe de la part douloureuse de son histoire pour qu’elle cesse de tirer en sous-main les ficelles de sa vie. On cherche à dégager en amont ce qui faisait barrage au cours du vivant. On se lance dans ce travail de mémoire pour enlever au passé son pouvoir tyrannique. On remonte le cours du temps pour se libérer du temps. »

Une émancipation difficile

« L’émancipation n’est pas une mince affaire psychique. Elle ne conditionne pas seulement la liberté : elle refonde l’identité. Elle est une reprise des enjeux de la naissance, qu’elle prolonge et qu’elle réactualise. De génération en génération, chacun va son chemin. On vient de son histoire, et on tente de s’extraire de cette histoire.

Si l’histoire fut douce, le passage peut se faire en douceur, mais il n’en garde pas moins ses difficultés et sa part d’épreuve. Et si l’histoire fut dramatique, le passage va retentir des anciennes peurs et douleurs, voire des anciennes terreurs qui avaient agité la vie d’autrefois et qui brusquement se réveillent. Alors c’est bien de péril qu’il s’agit, et c’est tout le passage, tout ce moment de la vie et de la mémoire, qui se révèle être périlleux. »

L’abandon

« L’abandon est une souffrance morale, existentielle et métaphysique, en même temps qu’il représente une constante mise en danger. C’est pourquoi il est le vieil allié des violences en tout genre, et leur complice traumatique. Lui aussi menace l’être jusque dans son essence, lui aussi voudrait pousser le vivant vers la mort, une mort pensée alors comme une non-existence.

L’abandon cherche à défaire l’humanité en défaisant ses liens. Il dénude l’être au-delà de sa propre nudité. Il le jette dans une froidure paradoxale, en ce qu’elle se fait suffocante. Quand il se joue au commencement même de la vie, il voudrait aussitôt en signifier le terme. Et vivre, c’est alors surmonter cela, et le franchir, et le laisser si possible une fois pour toutes derrière soi. »

La tyrannie

« La tyrannie n’est pas conflictuelle. Elle ne naît pas du choc de positions antagonistes. Elle est un système de domination qui n’hésite pas à pratiquer de la destruction. Ou encore : elle est un système de destruction qui passe par la domination. Elle n’est pas une simple forme de pouvoir : elle est tout entière du pouvoir. Elle se fonde sur le sang et sur les procédés de terreur.

En famille, cela s’appelle communément de la maltraitance. Cette maltraitance ne constitue pas un problème relationnel. Elle n’est pas, comme elle le prétend, une nécessaire violence éducative. Toutes ses justifications ne servent qu’à fabriquer des simulacres dans la pensée, afin d’offrir au tyran domestique une apparence d’innocence et afin d’obtenir de ses victimes une soumission à caractère idéologique.

Le corps de l’autre – et sa psyché qu’on essaie d’asservir – non seulement sert de cible à l’exercice récurrent d’une violence sans fin, mais devient encore le signe de la puissance qu’on exerce contre lui. La tyrannie – politique, familiale, ou les deux à la fois – utilise le corps meurtri de l’autre comme un miroir où elle croit voir la manifestation de sa propre puissance. Les violences forment alors comme un pillage de la force de ce corps. La tyrannie s’accapare quasi énergétiquement la force vitale d’autrui. Elle cherche à dévitaliser des enfants, ou tout un peuple – et à les décerveler.

Quand un rêve est la trace traumatique d’une pareille oppression, il ne se contente pas d’exprimer la souffrance qui en est résultée ; il cherche à en démonter les mécanismes. Le rêve analyse les procédés de fabrication de cette violence organisée. Il analyse la puissance tyrannique. En ce sens, le rêve est un commencement de contre-attaque. À l’insu de la conscience, qui était une conscience asservie, il met en place des processus de résistance et il élabore des contre-mesures à même de décomposer l’ancienne aliénation. Via le rêve, la psyché profonde cherche à libérer la conscience. »

Les violences sexuelles

« Les violences sexuelles commises par des parents à l’encontre de leur(s) enfant(s) constituent des systèmes de domination qui voudraient provoquer de la destruction. Elles ne se réduisent pas à une perversion du désir, ni à des pulsions incontrôlées. L’inceste est une organisation. Il suppose non seulement l’attaque de l’enfant dans son corps, mais aussi une attaque dans son cœur, et même une attaque dans sa pensée. Cette triple attaque, qui s’inscrit dans la durée, s’accompagne nécessairement d’une indifférence totale et quotidienne à l’égard des souffrances enfantines. […]

L’inceste ne reconnaît pas les droits de l’enfant, ni le droit à l’enfance. Il s’en prend à la filiation elle-même en détournant l’autorité parentale de son fondement, qui est le devoir de protection. Il ne respecte pas la personne humaine en tant que telle. Il n’est pas non plus un problème de relation, puisqu’il détruit toute relation.

La tentative de destruction de l’autre – en l’occurrence, son propre enfant – n’est pas une problématique relationnelle. Cela relève d’une activité criminelle. Et comme elle s’appuie, dans la tête du système agresseur, sur tout un fatras idéologique, elle renvoie nécessairement au champ du pouvoir. Alors que le droit inter­national, voulu par les démocraties, énonce le principe d’indisponibilité du corps humain, l’inceste prône l’abus de pouvoir sur le corps de l’autre et sa violation. L’inceste est un système prédateur, qui considère l’enfant comme une proie. La loi, au contraire, institue le corps de l’enfant comme son territoire propre, qu’elle cherche à sanctuariser. »

Le mortifère

« Le mortifère est à la fois le désir de mort sur autrui, et particulièrement sur un proche, et tout particulièrement sur son corps, en même temps que l’intériorisation de ce désir dans la psyché de celle ou celui qui le subit. C’est un peu comme si le contraire de la nature de l’être – le désir de vie en tant que désir d’être – était devenu quasiment naturel. Comme si cette violence ontologique était parvenue à persuader ses cibles de son bien-fondé.

La victime devient l’agent. À force de subir, on est tenté d’agir contre soi. À force d’être mis en cause dans son existence même, et par ceux-là mêmes qui auraient dû protéger cette existence et en encourager la permanence, on se retourne contre sa propre vie, qu’on finit par considérer comme illégitime. Quand on a été longtemps persécuté enfant, on risque de prolonger le processus à l’âge adulte, en se persécutant tout seul comme un grand. On n’a plus besoin de l’autre pour avoir mal, et on continue de lui obéir en se faisant mal – ou du mal.

Le mortifère est tenace. Il profite des difficultés, des contrariétés, des échecs pour présenter inlassablement ses justificatifs. En fait, il s’auto-alimente. À chaque vent contraire, il se régénère. Il a même des tendances universalistes : il tient les malheurs du monde pour la confirmation de ses assertions. Il cherche à vérifier méticuleusement ce qu’il appelle sa non-existence en faisant le décompte de tout ce qui peut arriver de terrible sur terre. Il ne reçoit pas les nouvelles du monde comme une matière à penser – et à lutter –, mais comme l’énième preuve par le miroir de son inanité personnelle.

Que faire alors contre le mortifère ? De la rééducation patiente. C’est ce à quoi s’attelle la psyché profonde, rêve après rêve, nuit après nuit. Malgré tout, le cœur s’accroche. »

Le deuil

« Le fait d’être mortel et de vivre avec et parmi d’autres mortels est pour ainsi dire la source traumatique. Quand bien même nous ne subirions jamais aucune violence particulière, nous continuerions cependant à subir cette violence exis­tentielle fondamentale d’avoir à mourir et de perdre des proches. Le traumatisme est à la fois une réalité spécifique et un révélateur de la condition humaine. La vulnérabilité n’est pas seulement liée à une fragilité personnelle, voire à une faiblesse : elle est constitutive de toute vie appelée à mourir.

Aucune réflexion psychologique sur le travail de deuil ne saurait nous dispenser d’une réflexion philosophique sur notre mortalité commune. Le rêve sait cela, lui qui excelle à parler d’une chose et d’une autre. Il ne sépare pas les questions existentielles et les questions métaphysiques. Maître en symbolique, le rêve lie les plans et les domaines comme il lie les temps divers d’une vie. Il parle en passant. La parole onirique traverse des mondes, qu’aussitôt elle rapproche. Elle relie des univers que nous nous représentions séparés. Le sens est le liant. En tant que tel, il s’affronte à la mort, qui nous apparaît d’abord comme ce qui délie et ce qui sépare.

Dès l’instant où nous laissons se développer en nous la question du sens, nous ne sommes plus seulement mortels, nous sommes devenus des mortels qui interrogeons notre mortalité. Nous venons de découvrir un lieu qui à la fois s’inscrit dans le cours de notre passage et qui semble échapper à l’éphémère. Le sens n’empêche pas la mort. Il n’évite pas le deuil. Mais il ne se dissout pas en eux. Le travail de deuil nous apprend, non pas à ne pas mourir, mais à ne pas mourir psychiquement d’avoir un jour à mourir.

L’inconscient pense les rapports entre la vie et la mort, entre l’amour et la perte, à la lumière de la transformation. C’est le passage qui est pensé. Et c’est du point de vue de ce qui se passe au cours du passage que s’énonce un certain nombre de réflexions toujours paradoxales. La pensée reste au chaud du paradoxe. Aucun savoir ne se constitue là. Les rêves n’édictent aucun dogme : ils méditent les passages. Ils font de la métaphysique à leur manière : mine de rien. »

Les luttes se poursuivent au cours de la vie

« Les luttes se poursuivent au cours de la vie. Et la vie suit son cours grâce aux luttes. La vie intérieure passe par le combat. Il n’y a de connaissance véritable que cette sorte de connaissance-expérience qui se constitue d’affrontement en affrontement. L’idée ancienne de perfection, et son avatar moderne de réalisation sont des chimères idéologiques, voire des projections de la mort sur le vivant.

Seule la lutte nous inscrit dans notre cours. En l’assumant, nous prenons notre place. Et nous gérons notre héritage. Dorénavant, les puissants retentissements dus aux traumatismes trouvent à qui parler. Les rêves mettent en scène nos efforts. Ils sont des champs de représentation de la bataille que la psyché personnelle mène contre les vieux démons en tout genre qui passent leur temps à vouloir nous décourager d’être.

L’illustration onirique n’est pas pour autant une simple mise en image. La forme prise permet de comprendre l’enjeu. La forme permet la conscience. Et la forme ouvre sur le changement possible de forme – la métamorphose. La conscience progresse par la saisie des formes successives, et surtout par la saisie du sens qui se dit dans ces transformations. L’image couve le sens, et le sens s’extrait de l’image. L’interprétation des rêves est ce travail d’extraction du sens, qui correspond à un processus d’extraction de l’identité personnelle à partir de la gangue de l’histoire. L’analyse est bien une maïeutique. »

Devenir, devenir …

« L’être puise dans ses ressources pour se retrouver. Dans le rêve, on se souvient de soi. On se fraie son chemin en écartant toutes sortes d’obstacles, dont certains étaient constitués par d’anciennes charges traumatiques. De ce point de vue, le travail sur l’inconscient, qui est d’abord un travail de l’inconscient, suit sans cesse ce mouvement paradoxal qui consiste à se souvenir pour devenir.

L’écoute des rêves ne concourt pas seulement à la conscience de soi : elle favorise le sentiment d’être. Mais ce sentiment ne reste pas statique. Il ne se rigidifie pas. Il ne se fossilise pas. Au contraire, il ne se maintient que par son dynamisme interne – le devenir. L’être est pris tout entier dans sa propre transformation. On réalise alors, rétrospectivement, à quel point la violence anciennement subie représentait une double attaque : contre le sentiment d’être, et contre la capacité à devenir.

Le traumatisme est une menace d’arrêt de mort psychique. Il provoque un tel doute à l’égard de soi que ce doute prend aussitôt une dimension ontologique : l’incertitude d’être. Par voie de conséquence, devenir semble impossible. Le discours du traumatisme, qui contient aussi tout un appareillage idéologique, cherche à empêcher l’évolution comme s’il déclarait quasi solennellement une stagnation générale à jamais.

Mais si l’on tranche le nœud gordien du trauma – et on le tranche à force de le dénouer d’interprétation en interprétation, et de commentaire en commentaire –, alors devenir redevient possible. Et le sentiment d’être en profite pour remonter à la surface. La prise en compte de la mémoire traumatique comporte bien une dimension ontologique. C’est cela qui s’avère finalement soignant. L’analyse reste un travail, mais c’est un travail qui comporte du soin. »